Culture palliative et malaise dans la culture

Introduction aux mots de la fin : ô grands mots, les grands remèdes
Le développement des soins palliatifs implique celui d’une culture palliative, à l’écoute du « malaise dans la culture » éprouvé devant ces expériences humaines incontournables que représentent la vulnérabilité, la perte, la finitude.
En guise d’introduction, je propose de nous laisser dérouter par la nature mystérieuse et oxymorique de la vie,
En laissant résonner en nous quelques koans zen:
« Lorsqu’il n’y a plus rien à faire, que faites-vous ? »
« Une journée, une vie. »
« J’éteins la lumière, où va-t-elle ? »
« La clarté de la lune dépend de l’ombre des pins. »
Un florilège de haïkus:
Fleurs et papillons
Le parfum de l’éphémère
Un souffle qui passe
Un frémissement
Tous les oiseaux se sont tus
Tombe la nuit
Le vent de la nuit
Et l’amandier en fleurs
Font tomber la neige
Mon esprit n’est pas
Aussi léger que les fleurs
Du cerisier
Ne crains pas l’infini
Car il est ton reflet Dans l’eau du ciel
Et j’attends l’aurore
Du premier jour de sa mort.
Déjà ! Se peut-il ?
Jean-Aubert Loranger ( 1896-1942 )
Éblouie par les fleurs de cerisier
Je serrai dans mes bras
Ma dépouille mortelle[1].
Couvert de papillons
L’arbre mort
Est en fleurs ![2]
Le matin commence
La mort d’une mouette
Qui plonge dans l’océan[3].
Puisqu’il le faut
Entraînons-nous à mourir À l’ombre des fleurs[4].
En nous laissant saisir par une étincelle de poésie : « Toute cendre est grain de
pollen » (Novalis)
Nous pourrions ajouter quelque pharmakon, ces paroles guérisseuses que les
Thérapeutes de l’Antiquité recueillaient pour faire face aux maladies du corps et de l’âme.
Ce détour qui n’en est pas un, nous entraîne au cœur, dans le vif de notre sujet : la vie est finie et infinie, évanescente et consistante, insaisissable et saisissante. Par essence, paradoxe. Et l’être humain est un être de polarité. Cela, qui nous déroute, est un chemin de vie.
Prendre soin du « malaise dans la culture » face au mystère et à la mort, ce n’est pas anesthésier toute interrogation anxieuse, c’est pouvoir intégrer cette tension, entrer dans ce mouvement qui est recherche d’équilibre à chaque instant, à l’instar de la marche. C’est faire l’expérience que la vie n’est pas statique, qu’elle est un processus de stabilisation dans le mouvement, processus d’harmonisation toujours recommencé entre des forces antagonistes, des courants contraires. Entre action et contemplation, vulnérabilité et puissance de vie, ombres et lumières, perte et éveil. La liste est infinie.
Cette approche sensible du clair-obscur, qui vient compléter les lumières de la raison, éclaire l’être humain sur sa manière d’aborder l’existence dans ses contradictions pour mieux traverser les épreuves, dépasser les conflits intérieurs, aborder chaque étape de vie comme une occasion de croissance.
Ce qui suppose, bien sûr, la présence de compagnons de (dé)route. L’accompagnement en question, en plus d’accueillir la personne dans toutes ses dimensions, restaure une culture humaine qui a perdu sa boussole face à cette terra incognita de la mort et de ce temps qui précède, un espace-temps si riche et j’oserais dire matriciel, lorsqu’il est précisément accompagné et orienté en ce sens.
Un des enjeux de la culture palliative en effet est de rappeler la positivité de cette étape ultime de la vie, de transformer -« guérir »- les représentations à son sujet. Pour encourager et éclairer cela, nous disposons de propositions-remèdes qui résonnent comme un koan ou un pharmakon, parole de vie :
« Quand il n’y a plus rien à faire, tout reste à faire. » (Cicely Saunders).
« Ajouter de la vie aux jours lorsqu’on ne peut plus ajouter de jours à la vie. » (Jean Bernard)
« Les vivants ferment les yeux des morts ; les morts ouvrent les yeux des vivants. »
Les soins palliatifs ne pourront avoir le champ libre pour accompagner la personne sans restaurer le terreau culturel dans lequel elle s’intègre, en réponse à ce « malaise dans la culture » qui consiste à appréhender la fin de vie comme un no man’s land inhabitable, qui relève forcément du domaine du morbide, de l’angoissant.
Les soins palliatifs, ce serait mortel! Funèbre, sinistre.
Les accompagnants seraient exposés à des situations forcément pénibles, pesantes, voire insoutenables. Du point de vue des personnes et de leurs proches, y compris le personnel soignant, l’intervention des soins palliatifs vient symboliquement acter la réalité de la mort, est perçue comme une effraction de la mort elle-même. A la lettre, les soins palliatifs seraient « mortifères », au sens de provoquer la mort, de précipiter la fin. Au point que le sujet, pour aller jusqu’au bout de ce fameux « malaise », se verrait menacé d’être enterré vivant.
La peur de la mort est ainsi projetée sur la personne qui accompagne la fin de vie, sur la personne en fin de vie, sur la fin de vie. Il n’est pas rare que la personne qui prend la responsabilité de l’annonce soit tenue, plus ou moins consciemment, comme responsable de ce qu’elle annonce. Un des recours alors est de rejeter cette personne ou l’accompagnement proposé. Ce qui n’est pas pathologique en soi. Face à un sentiment d’impuissance, la possibilité de dire non à quelqu’un ou quelque chose est une étape souvent nécessaire, une mesure de protection visant à se sentir encore vivant en gardant une forme de contrôle, à se préserver d’un effondrement intérieur.
L’accompagnant en soins palliatifs incarne alors la mort elle-même, le deuil anticipé de soi, le service -ou le « hors service »- des funérailles. Dans un court-circuit celui-ci délétère, quand l’espace-temps qu’il reste à vivre se réduit à une impasse.
L’accompagnement de la fin de vie se propose de dépasser la phase de sidération en ouvrant un espace. Lorsque la personne a l’impression de foncer dans le mur, il s’agit de réaliser une brèche. Une autre image serait, face à l’abîme, plaie hémorragique du temps, celle de poser une passerelle. Nous verrons comment.
Loin de représenter une voie de résignation ou de fausse consolation, la démarche palliative intègre la dimension tragique, le scandale de la mort. Sans en faire une maladie ! « Ne fuis pas ta tristesse[5] », accueille ta révolte, ton cri d’angoisse, pourrions-nous proposer.
D’ailleurs, quelle merveille de réaliser que dans l’inconscient, la mort n’existe pas ! Ce qui ne relève pas du déni. Autre paradoxe.
Au pays de la poésie, des symboles et des rêves, sagesse et vérité des profondeurs, la mort fait partie de la vie et ne vient en rien… l’interrompre !
La vie suppose de renoncer à l’illusion de perpétuité, pour découvrir le renouveau dans l’impermanence.
Comment expliquer qu’un vol de libellule, si éphémère, nous parle d’éternité ?
Dans un jardin, c’est en passant par la mort que le grain porte du fruit. Dans un organisme humain, l’apoptose est, à la lettre, vitale.
Ces allégories convenues peuvent être assimilées à une fausse réassurance, figures de style déconnectées du réel… Ou accueillies comme enseignement sur la mort comme processus naturel inscrit dans le grand cycle de la vie.
Tragique, inadmissible, la fin de vie en appelle malgré tout à une maïeutique, ultime crisechrysalide, occasion paradoxale de croissance.
Il s’agit de retrouver du jeu, de la place pour vivre. Nous pouvons nous référer ici à l’ars moriendi, ou au « travail du trépas[6] ». Ou nous laisser encore et toujours inspirer par les poètes, qui proposent l’art de « lier la gerbe ».
Une personne qui vit cette étape ultime consciemment et dans un contexte propice peut se sentir plus vivante que jamais. A l’inverse d’une personne empêchée d’en faire l’expérience à cause de la souffrance, certes, mais aussi en raison d’une répression de son être. Et qui alors, risque de se retrouver comme exilée de soi, confrontée à une mort avant la mort.
Précisons ici que la peur devant la mort, des souffrances réfractaires, ou encore la soif de l’au-delà, peuvent conduire à vouloir précipiter ce moment, comme ces personnes qui voudraient déjà être de l’autre côté de la rive, ou même nulle part, sans prendre soin de la transition, de la traversée. A quoi bon se regarder mourir ?
Mourir de ne pas mourir. Mourir vivant. Ces expressions nous indiquent que la frontière entre la vie et la mort peut varier d’un individu à l’autre.
Nous nous intéresserons ici à ce paradoxe : s’il importe d’être gardien de la vie en délimitant une frontière entre vie et mort, cette appréciation reste subjective et flexible.
Nous pouvons élargir cette remarque au monde des vivants et celui des morts, en soulignant la nécessité de préserver l’étanchéité entre les deux mondes, notamment à travers les rites de deuil individuels et collectifs, sous peine d’habiter sa vie comme une maison hantée. Sauf qu’en même temps, une existence qui n’est pas reliée au monde de l’invisible se retrouve souvent trop à l’étroit. Il s’agit là encore d’un équilibre permanent à trouver/chercher entre des contraires : fermeture et ouverture, étanchéité et porosité. Bien garder les frontières sans verrouiller.
Ainsi, il peut arriver que des relations avec les vivants ne soient pas vivantes. Et que des liens de vie continuent de grandir avec des défunts.
Qu’est-ce qu’être en vie ? Ou se situe la frontière entre la vie et la mort? L’être humain, même le plus proche, garde son mystère. Il serait bien présomptueux de statuer sur ce qu’est une vie vivante, de statufier une existence.
Ces précautions étant énoncées, je m’aventure maintenant dans une cartographie dessinée à partir de rencontres cliniques et d’une phénoménologie de la sensation du vivant! Je ne me situerai pas ici sur des critères biologiques, mais sur l’être vivant au sens bio-psycho-spirituel. Les lignes sont un peu différentes.
Vivre sans vivre.
Certaines personnes peuvent avoir et/ou donner l’impression de vivre sans vivre, quel que soit leur état de santé.
Elles semblent vivre hors de soi, non pas au sens d’ex-sistere, surgir hors de soi, mais dans un exil du désir. « Hors Je », faute d’attention, faute de place ou d’«autorisation » pour déployer sa nature profonde, ou encore de sécurité affective pour habiter sa vie, nourrir une vie intérieure. Le psychanalyste Pierre Fédida qualifiait cela de « Déjà eu lieu nulle part jamais »: une absence de lieu pour avoir lieu. Ce qui empêche le déroulement d’une fiction vitale, vitalité narrative. La personne survit en se construisant dans l’extériorité, en s’efforçant de coller aux attentes des autres. Alors, toute altération de l’apparence est vécue comme désintégration. Provoquant une démission subjective, un rejet de soi. Qui s’oppose à un deuil de soi qui lui participe d’un processus d’intégration. Je me rappelle M., qui refusait les soins et refusait de voir ses enfants, parce qu’elle vivait les atteintes corporelles comme une déchéance. Malgré des douleurs physiques jugulées, elle ne supportait pas la modification de son image corporelle. Son mari lui-même collait à ce regard, à ce miroir-mouroir dépréciatif, en prétendant que les hommes l’admiraient encore il y a quelques mois, et que ce changement d’apparence corporelle n’était pas une vie.
Faute d’avoir pu être accueillie sans jugement, dans son intégralité, elle n’a pu trouver les ressources pour entrer dans une relation vivante et aimante avec elle-même, par-delà l’expérience de l’amoindrissement physique, vécue comme une mort avant la mort. Une dépréciation trop enracinée, jamais soignée, a produit une rupture de la vie relationnelle, y compris avec sa propre vie intérieure.
Une autre impression de mort avant la mort peut se rencontrer auprès de personnes qui ont réprimé leur sensibilité, pour des raisons éducatives, ou pour se protéger de blessures psycho-affectives. Elles traversent l’existence dans un évitement anxieux de leur « zone sensible ». Il n’est pas rare qu’une addiction d’ailleurs vienne remplir cette fonction. Anesthésier une souffrance trop intense ou irreprésentable. Ou au contraire extérioriser une sensibilité étouffée.
C’est ce que j’ai cru observer chez A., « fidèle » à une relation d’emprise et de maltraitance avec un défunt, qui a refusé tout accompagnement de sa fin de vie, y compris par ses proches. Qui a refusé de s’engager dans un chemin de réconciliation, avec elle-même et avec les autres, par loyauté mortifère envers un scénario d’enfant inconsolable.
Quand le cœur se verrouille pour survivre, toute visite, proposition d’aide, de soutien, de présence, est vécue comme une « effraction » de vie menaçant de faire fondre une cuirasse certes asphyxiante mais vécue comme protectrice.
Il arrive qu’une telle situation, pourtant très ancienne, ne se révèle qu’en toute fin de vie: des personnes jusqu’ici à l’apparence joyeuse, sereine, changent de visage aux yeux de leurs proches et deviennent amères, agressives, voire rejetantes. Je ne parle pas ici des changements de comportement à étiologie organique, mais de ce qu’on désigne en psychologie le retour du refoulé.
Un tel rejet de l’autre tient lieu de projection d’une vie -parfois à l’insu de tous et de soimême- désaffectivée, désaffectée avant l’heure, faute de sécurité affective. La personne s’enferme dans l’impossibilité de recevoir amour et bienveillance, qui menacent de réouvrir paradoxalement la blessure du non-amour et des frustrations accumulées. Exposant l’accompagnant lui-même à un vécu d’impuissance, de perte, de rupture qui empêche ou complique, en le précipitant, le processus de deuil.
La peur de la mort, surtout lorsqu’elle est précédée par une peur de la vie, corrélée à une expérience de vivre sans vivre, peut donner lieu à une demande de mort. De la part de la personne comme de son entourage. On projette sur la vulnérabilité en fin de vie ses angoisses, une zone dépressive jamais accompagnée. Quand la vie n’est pas la vie, la fin de vie se présente comme un mur ou un gouffre. Lorsqu’on a traversé la vie à côté de la vie, sans pouvoir venir au monde, le non-amour engendre le non-être. Conduisant à la désespérance, la démission de la vie en relation.
Comment accompagner une telle souffrance qui semble irréductible, trop enracinée, enkystée, et qui conduit au repli ? Comment ne pas céder de part et d’autre au sentiment de déréliction ?
On ne peut court-circuiter le temps psychique, le temps vivant de la germination. Il s’agit de laisser faire sans laisser tomber, d’aménager des conditions propices -écoute bienveillante, libre de tout enjeu « plaqué », savoir se retirer en restant disponible au cas où. En respectant chaque étape, cet accompagnement fait de patience et d’espérance prépare le terrain. Les fruits nous échappent. Qui peut dire ce qu’est une vie accomplie ? Souffrir cette phase de rejet, de la part de la personne qu’on aimerait accompagner, c’est intégrer le fait qu’il s’agit d’une étape plus ou moins longue dans sa trajectoire de vie. Et qu’il n’est jamais trop tard pour guérir. En effet, bien des personnes nous donnent l’impression de mourir guéries. In extremis.
D’autre fois, nous sommes témoins de situations qui ressemblent à des rendez-vous manqués avec la vie. Pourtant, là aussi l’espérance peut être préservée. Et communiquée aux proches notamment, en les invitant à expérimenter que la relation continue. De manière active, sous forme de lettres adressées aux défunts, de rites. Ou en laissant venir, en se laissant traverser par des rêves, des réminiscences ou autres inspirations.
Une vie sans relation, un cœur resté pétrifié, nous laissent une impression de vie désertée qui se termine avant d’avoir commencé. Il serait donc possible de mourir… avant d’être né?
Tout ce qui n’est pas donné est perdu, dit-on. Autrement dit, le partage est source de vie. En même temps, l’être a un jardin secret, un seuil au-delà duquel nul ne peut pénétrer, si ce n’est… l’inconnaissable. Qui peut dire que ce qui est refoulé dans l’ombre a vocation à la lumière ? La pleine transparence est-elle un mythe ? L’inspiration d’une louange de l’ombre[7] nous invite à considérer positivement cette part irréductible de mystère. Se dire en vérité, faire la lumière en soi, n’en reste pas moins essentiel pour se sentir vivant.
Mourir vivant
Nous sommes régulièrement témoins de « fins de vie » qui ressemblent à une éclosion de vie. Par delà les pertes et amoindrissements.
Lorsque se présente l’ultime étape de leur existence, nous voyons des personnes qui, loin de capituler, s’engagent instinctivement dans une récapitulation de leur vie. Avant le dernier voyage, il s’agit d’entreprendre un pèlerinage à la découverte de soi, revisiter les liens, vivre des réconciliations, se dire en vérité, c’est-à-dire dans sa vérité, la vérité du désir. Se dire et se ressentir dans son intégralité, source d’intégrité. Dire la colère, le chagrin, la peur. Demander et recevoir un pardon. Dire merci.
Quand le temps est compté, la personne se tourne vers un espace pour conter, se raconter. Eprouve le besoin de partager et transmettre un récit, un besoin de vivre en profondeur la rencontre avec soi, avec l’autre, avec le mystère. Vivre une rencontre authentique avec soi, avec les autres. Même en silence, dans une respiration partagée. Quand on n’a pas le temps, il devient urgent de prendre son temps. Le temps d’aérer sa pâte de vie, de la repêtrir afin que de l’informe naisse de la bonne pâte de fruit à partager. Offrir le bouquet de sa vie, floraison d’impressions, réflexions, regard unique sur la vie, témoignage.
La fin de vie, oserais-je dire, peut devenir une occasion pour être vivant. Etre en relation, avec les autres et avec sa vie intérieure. Parfois dans une complète dépendance physique, mais autonome. D’une autonomie subjective qui intègre l’interdépendance intrinsèque à l’être humain vivant. Libre de s’accomplir dans un don ultime.
J. est souvent agité, craint que je m’ennuie en sa présence, se lève pour lire le journal, me lire un de ces écrits. Quand les forces s’amenuisent, il consent à moins parler. Nous contemplons ensemble les jeux de lumière à travers les voilages de la fenêtre. Il me demande quel temps il fait dehors, aborde la vie de quartier selon les époques, regarde par la fenêtre de son passé. Il regarde la photo de son mariage, me décrit son voyage de noces. Les personnes représentées sur les photos s’animent pour lui dans la pièce, et il m’intègre à ce récit, récapitule les époques de sa vie. La photo est une fenêtre sur son passé.
La béance de la mémoire devient baie de lumière, fenêtre ouverte sur les liens du cœur.
S. a réprimé toute sa vie un sentiment de colère. Elle a passé une bonne partie de sa vie sur les routes, cherchant à se libérer d’un passé qui ne passe pas. Elle s’autorise au fur et à mesure à ressentir cette colère, ce qui lui procure un soulagement. Eloignée, elle peut se réaligner. Alors, elle peut renouer avec ses proches, restaurer un lien de qualité. L’amour peut rejaillir.
Les dernières séances se passent dans la chambre. Allongée, entre deux sommeils, entre deux éveils. Les yeux se ferment, s’ouvrent, noyés de lumière puisée au-dedans. Le sourire diffuse une lumière. Un léger rire d’une douceur intense. « Vous êtes là ? » Je m’assure qu’elle souhaite que je reste. Elle acquiesce en souriant. Son sommeil m’éveille. Nous contemplons les jeux de lumière à travers les voilages et la fenêtre. Elle me dit apprécier le soleil.
La béance est baie de lumière.
JC m’accueille dans son fauteuil. Il parle peu de sa vie. Mais s’intéresse aux livres de développement personnel, me partage sa quête de sens. Plus tard, il me reçoit depuis son lit. Je découvre une autre partie du logement. Les murs sont couverts de marines. Entre deux sommeils, je l’interroge sur son souhait d’être seul. Il me demande de rester, me partage des souvenirs à travers les tableaux qui évoquent son enfance. Cela donne lieu à de bons souvenirs, mais aussi au récit de certaines épreuves de vie, qu’il a cherché à quitter à travers le goût du voyage. Les tableaux sont une fenêtre vers le passé, relance la narration et la relation à la vie intérieure.
La béance accueille un baume de lumière.
B. est tourmentée par des drames familiaux. Au cours des derniers instants, dans la chambre, elle me demande comment bercer les parties en elle blessées, comment réapprendre la tendresse.
Une icône sur la table de chevet lui fait du bien. Ouvre une fenêtre sur la douceur. La béance est béate.
L. Réprime depuis longtemps un sentiment de colère à la suite de blessures affectives. Une fois l’expression de la colère autorisée, elle s’apaise et aborde sa préoccupation maternelle pour ceux qui restent, imagine leur avenir, les ressources qu’ils auront à développer après son départ. Avec jusqu’au bout le partage sur l’inspiration, les aspirations artistiques. En regardant les arbres par la fenêtre, elle en décrit les couleurs avec son regard de peintre. Plus tard, au téléphone depuis l’hôpital, peut avant de rendre le souffle, elle me partage ses projets de toiles, fenêtres ouvertes sur son paysage intérieur. La nuit s’étoile.
D. Évoque jusqu’au bout le désir, le sentiment amoureux, le plaisir d’être vivante à travers les rencontres et les émois associés, sourires échangés, paroles bienveillantes. Les liens blessés sont là. La colère peine à se dire. La capacité d’émerveillement est bien là, intacte, authentique. Une fois la colère accueillie, exprimée, une fois les désirs exprimés, vient le temps pour revisiter chaque lien du cœur, dans la gratitude et dans l’offrande. Quand les forces s’amenuisent, elle me désigne la frondaison des arbres aperçus depuis la fenêtre, leur métamorphose au gré des heures et des jours. Descendue dans sa blessure, elle retrouve le champ libre pour récolter et offrir tous les pépins de la vie. Devenus baies de lumière.
Dén(o)uement, ouverture :
Comme remède au malaise dans la culture, la culture palliative propose une « écopsychologie du sensible ». Parallèlement au développement indispensable des remèdes face à la douleur, il s’agit de restaurer l’affection longue durée : se laisser affecter, parfois altérer par la relation à l’autre, y compris à cette altérité radicale que représente la mort. Accompagner la personne dans ses errances, son agitation, son mutisme, ses sentiments contradictoires, ne laisse pas indemne. C’est pourtant grâce à cela que notre essentiel est intact. Quand les remous intérieurs trouvent hospitalité dans un cœur à cœur, la source vive du cœur profond peut jaillir. La fenêtre du cœur peut s’ouvrir, libérant ce qui fut réprimé. Crier, se taire. S’indigner, remercier. Mais quelque part, le mystère reste entier. Et quelque part aussi, malgré le partage, l’être humain est confronté à une solitude radicale. Oui, cela fait mal, c’est scandaleux, angoissant, vertigineux, cela nous dépasse, cela décape. La vie est une blessure d’amour. Notre soif d’infini reste une blessure dans la réalité de la finitude. Une blessure qui nous maintient en vie. En se laissant ainsi toucher, nous mûrissons. Nos vieilles coquilles se brisent, l’être profond grandit.
Nous évoluons de pertes en pertes, de commencements en commencements. Cultivons la tendresse. Berçons la perte, berçons la nuit.
Quel sens donner à tout cela ? Comment ne pas préférer dormir pour de bon, s’endormir à jamais avant d’atteindre cet autre sommeil qui pourrait être un éveil ?
Le sens n’est pas à entendre comme une explication, mais comme une orientation. Guetter l’étoile, attendre l’aurore. Les yeux clos, prévoir l’éclosion des bourgeons. Se tenir, entre détresse et désir. Paralysé, endeuillé, entrer dans la danse. Regarder l’horizon. Revenu de l’exil grâce au climat favorable de la rencontre, l’être en fin de vie peut faire l’expérience d’un surgissement hors de soi qui est enracinement en soi, avènement du sujet, printemps de l’être. « L’automne aussi est un printemps[8]. » Et que dire de l’hiver de notre existence, si l’on sait voir que les arbres sont en fleurs… de givre. Elagué, l’arbre de notre vie peut laisser libre cours à la montée de sève. Lorsque la coque vole en éclats, l’amande libère sa lumière.
Nous aurions encore tout un réservoir de métaphores à glaner, histoire de donner du grain à moudre à la culture palliative, histoire d’amender une certaine culture mal à l’aise avec la vulnérabilité et la mort, en redonnant une place à cette période féconde de la fin de vie. Enracinés dans ce terreau social bienveillant, les soins palliatifs cultiveront davantage encore ce regard de tendresse qui encourage l’accompagné -et avec lui les accompagnants-, à offrir et réunir tous les feuillets de sa vie. Avant d’atteindre la nudité du fruit.
Le 15 avril 2021,
Marie-Hélène Silvestre-Toussaint, psychologue.
[1] Uejima Onitsura ( 1660-1738 )
[2] Kobayashi Issa ( 1763-1828 )
[3] Yokoi Yayu ( 1701-1783 )
[4] Kobayashi Issa ( 1763-1828 )
[5] Pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Emmanuel Godo
[6] Théorisé par Michel de M’Uzan
[7] Pour reprendre le titre d’un ouvrage de Jun’ichiro Tanizaki
[8] Comme le remarque Henri Bauchau dans Grande muraille. Journal de la déchirure.