Dans cet entretien, Arnaud de Louvencourt, psychologue chez Voisins & Soins, partage son regard sur la fin de vie, le rôle du collectif et la nécessité d’ouvrir des espaces de parole pour celles et ceux qui accompagnent.
Qu’est ce qui vous a conduit à rejoindre Voisins & Soins en tant que psychologue ?
La mort a toujours fait partie de mon horizon. Très tôt, la perte de mon père m’a confronté à cette réalité. Plus tard, mon passage chez les commandos chasseurs alpins m’a familiarisé avec le risque permanent et la possibilité de mourir. Ces expériences m’ont appris à apprivoiser la réalité de la mort, à la considérer comme une dimension naturelle de l’existence.
Quand Francis Jubert, alors coordinateur de l’antenne de Saint-Cloud/Garches, m’a appelé pour rejoindre Voisins & Soins, tout cela résonnait déjà en moi. D’autant plus qu’à ce moment-là, je venais de fêter les 100 ans de ma mère : une étape qui m’avait rendu particulièrement sensible au grand âge et à la fin de vie.
Mon parcours professionnel suivait le même fil. J’ai travaillé à réorganiser des EHPAD en Belgique, en instaurant des démarches qualité pour améliorer la vie des résidents et des soignants. Et aujourd’hui encore, comme psychologue, j’accompagne régulièrement des victimes d’accidents ou d’attentats. Dans toutes ces situations, il s’agit de soutenir, d’aider à traverser une épreuve. C’est finalement dans cette continuité que j’ai rejoint Voisins & Soins, comme une évidence.
Quel est votre rôle au sein de Voisins & Soins ?
Je suis psychologue et j’anime les groupes de parole dans plusieurs antennes : Saint-Cloud/Garches, Boulogne, Versailles/Le Chesnay.
Ces temps de rencontre, qui ont lieu une fois par mois, sont précieux. Ils offrent un espace où bénévoles et soignants peuvent déposer ce qu’ils vivent au fil des accompagnements. C’est une respiration indispensable : sans cela, les émotions s’accumuleraient, parfois de manière invisible, jusqu’à peser lourdement.
Le groupe de parole, c’est d’abord un cadre de confiance et de bienveillance. Nous commençons par quelques minutes pour se recentrer dans l’ici et maintenant, pour être présent les uns aux autres. Puis la parole s’ouvre naturellement : une visite qui a marqué, un échange avec une famille, une interrogation sur une situation particulière, ou encore des réflexions plus philosophiques.
Mon rôle est aussi de donner des clés. Des outils relationnels, de communication. J’essaie d’aider les accompagnants à reconnaître leurs propres talents, à renforcer leur confiance pour mieux traverser des situations inattendues ou bouleversantes. Parfois, il suffit d’apporter un regard croisé : « et si on s’y prenait autrement ? ». Ces échanges nourrissent chacun et rejaillissent sur la qualité des accompagnements.
Pourriez-vous partager un moment marquant qui illustre l’importance de ce travail de psychologue ?
Ce matin même, nous avons évoqué la question suivante : comment réagir face à un « non » ? Derrière un refus, il y a presque toujours une intention positive. La difficulté, c’est que cette intention n’est pas toujours bien exprimée. Le rôle de l’accompagnant, c’est d’essayer de comprendre ce qui se joue derrière ce « non », et de proposer un chemin progressif. Par exemple, lorsqu’une famille refuse qu’on sorte une personne accompagnée, par peur que cela se passe mal, on peut suggérer une première étape : sortir quelques minutes sur le balcon avant d’envisager d’aller au parc.
Un autre souvenir marquant est celui d’une personne qui ‘’refusait de mourir’’. Sa fille, qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps et qui vivait à l’autre bout du monde, est venue lui rendre visite. Ces retrouvailles ont permis à cette femme de se libérer, et elle est décédée peu de temps après. Partager ces histoires en groupe de parole est essentiel : elles résonnent différemment pour chacun, mais collectivement elles nourrissent la réflexion et renforcent les accompagnements.
Selon vous, que change le modèle Voisins & Soins dans l’approche de la fin de vie à domicile ?
Voisins & Soins, c’est d’abord une approche qui relie l’expérience vécue et la réflexion collective. Chaque accompagnant vit des situations concrètes, parfois bouleversantes, qui nourrissent ses propres convictions, ses intuitions, son regard. En équipe, ces vécus sont partagés, relus et confrontés à d’autres regards. C’est là que naît un effet miroir : chacun se sent conforté dans ce qu’il apporte, tout en s’enrichissant de l’expérience des autres. Ce mouvement crée un cercle vertueux, où le collectif élargit et approfondit les ressources individuelles.
L’autre spécificité de Voisins & Soins, c’est l’accompagnement au domicile, lorsque la situation le permet et lorsque c’est le souhait de la personne. Le domicile n’est pas seulement un lieu physique : il fait partie intégrante de la personne et de ses proches. C’est un espace de vie qui porte une histoire, des habitudes, des repères. En ce sens, il agit comme une « ceinture élargie » : il entoure, il soutient, il ancre la personne en fin de vie.
Accompagner à domicile, c’est finalement pénétrer dans un univers singulier et veiller à ce qu’il reste un lieu d’humanité, de bien-être et de relation. La force de Voisins & Soins, c’est précisément de prendre en compte cet ensemble, sans exclure d’autres formes d’accompagnement, parfois indispensables, comme à l’hôpital ou en institution, lorsqu’elles représentent la meilleure réponse.
Qu’aimeriez-vous que la société comprenne mieux au sujet au sujet de la vulnérabilité et de la fin de vie ?
Aujourd’hui, la mort a presque disparu de notre horizon cognitif. Autrement dit, elle n’est plus intégrée à notre pensée quotidienne, ni dans nos représentations collectives. Pendant longtemps, les rituels, les traditions, les gestes simples de la vie sociale rappelaient sa présence et lui donnaient une place. Enfant, par exemple, lorsqu’un corbillard passait dans la rue, on s’arrêtait. Ce geste, tout simple, disait quelque chose : il marquait un temps, reconnaissait la réalité de la mort, et reliait ceux qui étaient là à celui qui partait.
Aujourd’hui, ces gestes se sont perdus. La mort ne fait plus partie de nos repères partagés, et lorsqu’elle surgit, c’est de façon brutale, souvent dans l’émotion ou la sidération. Les mots manquent pour en parler, parce que nous n’avons plus ces cadres collectifs qui permettaient de l’accueillir et de l’apprivoiser.
De la même façon, il est également difficile de donner toute sa place au vieillissement dans nos sociétés d’aujourd’hui. Ces deux réalités sont souvent mises à distance : on valorise la jeunesse, et la dépendance ou la fin de vie suscitent parfois de la crainte. Cela fragilise notre regard et nous prive des mots pour les accueillir pleinement.
Mais il existe aussi des initiatives qui vont à contre-courant et qui ouvrent des horizons d’espérance. J’ai vu en Hollande, par exemple, des villages-EHPAD où cohabitent restaurants, logements étudiants et résidences pour personnes âgées. Ces formes de vie collective recréent du lien et donnent aux anciens une place vivante et reconnue, au cœur même de la société.
Vous parlez de la difficulté de notre société à donner une place au vieillissement et à la mort. A l’échelle d’une personne, qu’est-ce qui peut aider à vivre cette étape le plus sereinement possible ?
Je crois profondément qu’il y a quelque chose de vital dans le fait de se projeter. Même en fin de vie, dès qu’il y a un projet, une énergie renaît. Et dans cette étape, la présence, l’échange, le simple réconfort peuvent transformer l’angoisse en apaisement. Dire à une personne en fin de vie : « vous avez eu une belle vie, vous avez affronté des épreuves, continuez à cheminer, votre histoire est unique »… c’est un message qui aide à lever l’anxiété et à poursuivre, jusqu’au bout.

